Un jour de janvier 1943, à Sfax
Texte extrait du livre de Georges-Marie VEYSSI : 
"Les dalles du torrent" - Éditions : "la pensée universelle"

Photo prise par un soldat allemand devant El Djem
(coll. Ch. Attard)

Neuf heures.

Nous quittons Sousse et repartons pour Sfax. Rien ne se passe jusqu’à El Djem, où nous prenons notre petit déjeuner face à son magnifique Colisée. Les yeux fixés aussi sur lui, non loin de nous, un officier allemand, l’air impassible, boit un café à petites gorgées.

Notre camionnette, bourrée de gens et de bagages repart. Elle franchit un, puis deux barrages gardés par des soldats italiens. Au troisième, nous sommes stoppés : des avions " double queue " américains ont, paraît-il, bombardé Sfax et, au retour, vont sûrement survoler la route principale que nous devons suivre. La plus grande prudence nous est recommandée et, en particulier, à la vue de l’un d’eux, de stopper aussitôt pour nous égailler ensuite dans les champs, en bordure.

Notre chauffeur, homme massif, dédaigne de répondre et hausse ses puissantes épaules. Son patron, lui, grand et mince, désarticule sa mâchoire dans un grand rire dédaigneux.

Nous roulons à nouveau quelques centaines de mètres lorsque, couvrant celui de la camionnette, le bruit de moteurs d’avions me fait lever la tête. Nous y voilà !

Aussitôt, pour prévenir le chauffeur, je frappe du poing sur la carrosserie au-dessus de sa tête. Mais il ne répond pas et hausse à nouveau les épaules. Furieux, je tambourine de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’il consente à s’arrêter. Après avoir aidé à descendre une mère et ses enfants, escaladant le talus, je m’allonge sur le dos dans le sable où les premières balles soulèvent de petits geysers suivant un tracé rectiligne relativement éloigné.

L’avion fait un deuxième passage et prudemment je me couche sur le côté, estimant ainsi tenir moins de place, Ce que confirme un nouveau trajet de balles à cinquante centimètres de moi.

Le silence est revenu. Je me relève. Aucun blessé parmi les passagers essaimés dans les champs.

Par contre, du fossé où était garée la camionnette, des flammes s’élèvent qu’une violente explosion, pour finir, disperse en gerbe d’étincelles. Près d’elle que n’avaient pas voulu quitter nos deux obstinés, ceux-ci sont couchés contre le talus : le patron est mort, et le chauffeur, haletant, crachant le sang, une ou deux balles dans le poumon.

Un camion militaire survenant, voulut bien nous recueillir et nous emmener à Sfax. La route qui longeait la voie ferrée nous permit de filer devant un rideau de flammes géantes, cimées d’épaisses volutes noires provenant d’un train pétrolier incendié par les bombes de ces mêmes avions qui nous avaient mitraillés sur la route.


Ce même jour, treize heures trente.

Habitant en bordure du port, cible de prédilection pour les Américains, je viens de louer un petit appartement en banlieue, où, semble-t-il, je serai moins harcelé. Je mets un peu d’ordre dans mon nouvel habitat, où, j’ai déménagé ce que j’avais de plus précieux. Mais un bourdonnement aérien m’interrompt. Je me précipite sur le pas de la porte d’entrée et levant aussitôt les yeux, j’aperçois des avions franchissant dans le ciel la ligne de faite du toit de l’immeuble. Rassuré, je crie vers l’intérieur où m’aide un jeune réfugié lorrain que j’ai recueilli : " Ca va…ils sont à la verti… " mot que je ne pus finir : les bombes étaient déjà lâchées. La première abat une maison basse à quarante mètres à l’angle de la placette, une autre au centre de celle-ci, creuse un cratère à une quinzaine de mètres de moi. Son souffle me cueille comme une feuille morte, m’entraîne d’abord jusqu’au bas de l’escalier, puis en un tourbillon puissant me projette sur la porte entrouverte de mon appartement qu’il me fait enfoncer et pour terminer, me projette encore en un grand choc mou contre le mur du corridor.

Impression d’immatérialité, agréable au subconscient, mais que dément, paraît-il, mon attitude. Suivant les dires de mon jeune protégé, je suis là, buté contre le mur, ma tête entre les mains et une impression de terreur sur le visage. Puis, avant qu’il ait pu me retenir, je sors en courant comme un fou, au risque de me faire tuer. Il me rejoint dans une petite rue où, tenant dans ma main celle d’une femme légèrement commotionnée, je veux enfoncer une porte pour me mettre à l’abri.

Ramené chez moi, il m’installa dans un fauteuil, où, à demi inconscient, je fus pris, paraît-il, d’un déluge verbal incohérent et ne revins à moi que quinze à vingt minutes après, absolument amnésique de ce qui s’était passé.

L'hôpital régional  (CPA R. Marcelon n°2 - Col. Ch. Attard)

Ce même jour, quinze heures.

Prévenu par un messager cycliste, je me rends à l’hôpital, où, comme le prévoit le plan d’alerte, mon rôle est d’assurer le tri des blessés pour les diriger ici ou là suivant la gravité de leurs lésions. Ceux-là même qu’avait fait le bombardement deux heures auparavant et auxquels un hasard miraculeux m’avait évité d’être mêlé.

Bombardement massif, les Américains du haut de leurs 4 000 mètres ne faisaient pas de détail : quelques dizaines de morts, quelques centaines de blessés. L’église cathédrale en ruines, ainsi que la communauté des sœurs de Saint Vincent de Paul (où la supérieure a été tuée avec trois autres sœurs), deux mosquées, l’église orthodoxe grecque, une synagogue à ras de terre, témoignent de la neutralité confessionnelle du tir.

Une des victimes était particulièrement épouvantable à voir, même pour un médecin endurci… La face n’était plus qu’un amas sanguinolent, une sorte de confiture de framboises où des bulles d’air venaient crever aux emplacements présumés des narines et de la bouche et saupoudrée de traînées de plâtre pouvant figurer le sucre. L’œil droit, sorte de bille blanchâtre pendant au bout du nerf optique, émergeait hors du creux orbitaire.

S’agissant sinon d’un ami, du moins d’un homme que je connaissais et estimais, je dus, dominant mon horreur, le rassurer par des mensonges entrecoupés de plaisanteries proférées le dos tourné, la voix rauque et les yeux remplis de larmes.


Ce même jour, dix neuf heures trente.

Je dîne dans un petit restaurant, au rez-de-chaussée d’un immeuble, faisant l’angle d’une rue. Il fait nuit. A nouveau, un bruit d’avion, suivi aussitôt du mugissement des sirènes.

Tous les clients fuient. Je me précipite à la cuisine jeter de l’eau sur le foyer qui projette de grandes lueurs dans la rue obscure, pouvant servir de repères de tir. Une dame qui est restée, a poussé une table contre un angle du mur maître et s’est mise à genoux, assise par terre à la turque : " Faites en autant ", me crie-t-elle et devant ma mine étonnée me lance : " j’ai vérifié l’efficacité de cette sorte d’abri en France en 40, pendant la débâcle ".

Dehors dans le ciel noir, un seul avion pour l’instant, tourne en rond, projetant suivant un quadrilatère approximatif des fusées éclairantes, suivi aussitôt par un autre qui, à la lueur, largue ses bombes, puis s’en va, relayé par un autre et ainsi jusqu’à vingt heures.

Entre temps, j’avais quitté mon dessous de table et les explosions me paraissant lointaines, traversé en courant une grande place déserte.

Mais une nouvelle fusée m’inonde de sa lueur crue et encore hanté par le souvenir de la face sanglante de l’après-midi, craignant moins pour mes fesses que pour ma tête, je me jette à plat ventre dans un caniveau, le visage contre le sol et relativement protégé par la bordure du trottoir. Puis, en un deuxième bond, je pénètre, enfin, dans l’abri d’un poste de secours pour attendre la fin de l’orage.


Ce même jour, vingt trois heures quarante cinq.

Tout paraissait s’être terminé à vingt heures.

J’avais recueilli dans mon petit appartement de banlieue, une femme et ses deux fillettes, le curé doyen de Sfax, les unes et l’autre ayant eu leur maison ou leur presbytère écroulés, heureux pour la nuit de trouver un gîte. Et, bien entendu, mon fidèle lorrain.

Tout le monde en l’absence de meubles et de lits, se répartit sur des tapis. Un matelas sans drap me permet de m’étendre tout habillé ainsi que la jeune femme qui toute tremblante, tient sa cadette de la main droite. Mais pour tous, le sommeil est introuvable. Il fait froid. Il n’y a pas de couvertures. Un tapis remplacera celles-ci.

C’est alors que peu à peu grandit à nouveau le bruit de moteurs d’avion. Ils sont deux , ils survolent la ville, des minutes longues comme des quarts d’heure s’écoulent. Leur ronde infernale se poursuit, mettant les nerfs à rude épreuve. Moi qui avais gardé mon calme tout au long de ce jour semé d’épreuves sans fin, je sens la peur m’envahir, comme une colique qui me serre le creux du ventre : mes jambes, mon corps se mettent à trembler, sauf mon genou droit sur lequel s’est posé la main de ma voisine : " vous permettez ? Cela me donne un peu de courage " , et où tout ce qui me reste de volonté fait effort pour le maintenir immobile.

Enfin, les bombes tombent au loin et leur chute nous libère de l’angoisse.

Le docteur Georges-Marie VEYSSI était médecin radiologiste, d'abord dans l'armée, puis dans les hôpitaux et la médecine libérale. Né en France, il passa une grande partie de sa carrière en Afrique du Nord et, en particulier, à l'hôpital de Sfax.