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Neuf heures.
Nous quittons Sousse et repartons
pour Sfax. Rien ne se passe jusqu’à El Djem, où nous prenons notre
petit déjeuner face à son magnifique Colisée. Les yeux fixés aussi
sur lui, non loin de nous, un officier allemand, l’air impassible,
boit un café à petites gorgées.
Notre camionnette,
bourrée de gens et de bagages repart. Elle franchit un, puis deux
barrages gardés par des soldats italiens. Au troisième, nous sommes
stoppés : des avions " double queue "
américains ont, paraît-il, bombardé Sfax et, au retour, vont
sûrement survoler la route principale que nous devons suivre. La plus
grande prudence nous est recommandée et, en particulier, à la vue de l’un
d’eux, de stopper aussitôt pour nous égailler ensuite dans les
champs, en bordure.
Notre chauffeur, homme
massif, dédaigne de répondre et hausse ses puissantes épaules. Son
patron, lui, grand et mince, désarticule sa mâchoire dans un grand
rire dédaigneux.
Nous roulons à nouveau
quelques centaines de mètres lorsque, couvrant celui de la camionnette,
le bruit de moteurs d’avions me fait lever la tête. Nous y
voilà !
Aussitôt, pour prévenir
le chauffeur, je frappe du poing sur la carrosserie au-dessus de sa
tête. Mais il ne répond pas et hausse à nouveau les épaules.
Furieux, je tambourine de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’il
consente à s’arrêter. Après avoir aidé à descendre une mère et
ses enfants, escaladant le talus, je m’allonge sur le dos dans le
sable où les premières balles soulèvent de petits geysers suivant un
tracé rectiligne relativement éloigné.
L’avion fait un
deuxième passage et prudemment je me couche sur le côté, estimant
ainsi tenir moins de place, Ce que confirme un nouveau trajet de balles
à cinquante centimètres de moi.
Le silence est revenu. Je
me relève. Aucun blessé parmi les passagers essaimés dans les champs.
Par contre, du fossé où
était garée la camionnette, des flammes s’élèvent qu’une
violente explosion, pour finir, disperse en gerbe d’étincelles. Près
d’elle que n’avaient pas voulu quitter nos deux obstinés, ceux-ci
sont couchés contre le talus : le patron est mort, et le
chauffeur, haletant, crachant le sang, une ou deux balles dans le
poumon.
Un camion militaire
survenant, voulut bien nous recueillir et nous emmener à Sfax. La route
qui longeait la voie ferrée nous permit de filer devant un rideau de
flammes géantes, cimées d’épaisses volutes noires provenant d’un
train pétrolier incendié par les bombes de ces mêmes avions qui nous
avaient mitraillés sur la route.
Ce même jour, treize heures trente.
Habitant en bordure du
port, cible de prédilection pour les Américains, je viens de louer un
petit appartement en banlieue, où, semble-t-il, je serai moins
harcelé. Je mets un peu d’ordre dans mon nouvel habitat, où, j’ai
déménagé ce que j’avais de plus précieux. Mais un bourdonnement
aérien m’interrompt. Je me précipite sur le pas de la porte d’entrée
et levant aussitôt les yeux, j’aperçois des avions franchissant dans
le ciel la ligne de faite du toit de l’immeuble. Rassuré, je crie
vers l’intérieur où m’aide un jeune réfugié lorrain que j’ai
recueilli : " Ca va…ils sont à la verti… "
mot que je ne pus finir : les bombes étaient déjà lâchées. La
première abat une maison basse à quarante mètres à l’angle de la
placette, une autre au centre de celle-ci, creuse un cratère à une
quinzaine de mètres de moi. Son souffle me cueille comme une feuille
morte, m’entraîne d’abord jusqu’au bas de l’escalier, puis en
un tourbillon puissant me projette sur la porte entrouverte de mon
appartement qu’il me fait enfoncer et pour terminer, me projette
encore en un grand choc mou contre le mur du corridor.
Impression d’immatérialité,
agréable au subconscient, mais que dément, paraît-il, mon attitude.
Suivant les dires de mon jeune protégé, je suis là, buté contre le
mur, ma tête entre les mains et une impression de terreur sur le
visage. Puis, avant qu’il ait pu me retenir, je sors en courant comme
un fou, au risque de me faire tuer. Il me rejoint dans une petite rue
où, tenant dans ma main celle d’une femme légèrement commotionnée,
je veux enfoncer une porte pour me mettre à l’abri.
Ramené chez moi, il m’installa
dans un fauteuil, où, à demi inconscient, je fus pris, paraît-il, d’un
déluge verbal incohérent et ne revins à moi que quinze à vingt
minutes après, absolument amnésique de ce qui s’était passé.
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Ce même jour, quinze heures.
Prévenu par un messager
cycliste, je me rends à l’hôpital, où, comme le prévoit le plan d’alerte,
mon rôle est d’assurer le tri des blessés pour les diriger ici ou
là suivant la gravité de leurs lésions. Ceux-là même qu’avait
fait le bombardement deux heures auparavant et auxquels un hasard
miraculeux m’avait évité d’être mêlé.
Bombardement massif, les
Américains du haut de leurs 4 000 mètres ne faisaient pas de
détail : quelques dizaines de morts, quelques centaines de
blessés. L’église cathédrale en ruines, ainsi que la communauté
des sœurs de Saint Vincent de Paul (où la supérieure a été tuée
avec trois autres sœurs), deux mosquées, l’église orthodoxe
grecque, une synagogue à ras de terre, témoignent de la neutralité
confessionnelle du tir.
Une des victimes était
particulièrement épouvantable à voir, même pour un médecin endurci…
La face n’était plus qu’un amas sanguinolent, une sorte de
confiture de framboises où des bulles d’air venaient crever aux
emplacements présumés des narines et de la bouche et saupoudrée de
traînées de plâtre pouvant figurer le sucre. L’œil droit, sorte de
bille blanchâtre pendant au bout du nerf optique, émergeait hors du
creux orbitaire.
S’agissant sinon d’un
ami, du moins d’un homme que je connaissais et estimais, je dus,
dominant mon horreur, le rassurer par des mensonges entrecoupés de
plaisanteries proférées le dos tourné, la voix rauque et les yeux
remplis de larmes.
Ce même jour, dix neuf heures trente.
Je dîne dans un petit
restaurant, au rez-de-chaussée d’un immeuble, faisant l’angle d’une
rue. Il fait nuit. A nouveau, un bruit d’avion, suivi aussitôt du
mugissement des sirènes.
Tous les clients fuient.
Je me précipite à la cuisine jeter de l’eau sur le foyer qui
projette de grandes lueurs dans la rue obscure, pouvant servir de
repères de tir. Une dame qui est restée, a poussé une table contre un
angle du mur maître et s’est mise à genoux, assise par terre à la
turque : " Faites en autant ", me crie-t-elle
et devant ma mine étonnée me lance : " j’ai vérifié
l’efficacité de cette sorte d’abri en France en 40, pendant la
débâcle ".
Dehors dans le ciel noir,
un seul avion pour l’instant, tourne en rond, projetant suivant un
quadrilatère approximatif des fusées éclairantes, suivi aussitôt par
un autre qui, à la lueur, largue ses bombes, puis s’en va, relayé
par un autre et ainsi jusqu’à vingt heures.
Entre temps, j’avais
quitté mon dessous de table et les explosions me paraissant lointaines,
traversé en courant une grande place déserte.
Mais une nouvelle fusée
m’inonde de sa lueur crue et encore hanté par le souvenir de la face
sanglante de l’après-midi, craignant moins pour mes fesses que pour
ma tête, je me jette à plat ventre dans un caniveau, le visage contre
le sol et relativement protégé par la bordure du trottoir. Puis, en un
deuxième bond, je pénètre, enfin, dans l’abri d’un poste de
secours pour attendre la fin de l’orage.
Ce même jour, vingt trois heures quarante
cinq.
Tout paraissait s’être
terminé à vingt heures.
J’avais recueilli dans
mon petit appartement de banlieue, une femme et ses deux fillettes, le
curé doyen de Sfax, les unes et l’autre ayant eu leur maison ou leur
presbytère écroulés, heureux pour la nuit de trouver un gîte. Et,
bien entendu, mon fidèle lorrain.
Tout le monde en l’absence
de meubles et de lits, se répartit sur des tapis. Un matelas sans drap
me permet de m’étendre tout habillé ainsi que la jeune femme qui
toute tremblante, tient sa cadette de la main droite. Mais pour tous, le
sommeil est introuvable. Il fait froid. Il n’y a pas de couvertures.
Un tapis remplacera celles-ci.
C’est alors que peu à
peu grandit à nouveau le bruit de moteurs d’avion. Ils sont
deux , ils survolent la ville, des minutes longues comme des quarts
d’heure s’écoulent. Leur ronde infernale se poursuit, mettant les
nerfs à rude épreuve. Moi qui avais gardé mon calme tout au long de
ce jour semé d’épreuves sans fin, je sens la peur m’envahir, comme
une colique qui me serre le creux du ventre : mes jambes, mon corps
se mettent à trembler, sauf mon genou droit sur lequel s’est posé la
main de ma voisine : " vous permettez ? Cela me
donne un peu de courage " , et où tout ce qui me reste
de volonté fait effort pour le maintenir immobile.
Enfin, les bombes tombent au loin et leur
chute nous libère de l’angoisse.
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