Un jour à Sfax
Par Henri Calzarelli

Le quartier dort ; l'usine électrique scande sa chanson nocturne ; au loin un train siffle ; quelque part des chats se chamaillent ; quatre heures sonnent; dans la nuit finissante s'élève un appel discret, celui du muezzin ; l'aurore pointe.


Cinq heures ; Bab Diwan s'éveille; les vendeurs ambulants encadrent les deux portes; dans leurs marmites fume la chorba brûlante : pois chiches ou fèves au cumin mijotent dans leur bouillon odorant : les passants matinaux s'en régaleront tout à l'heure ; dans un hanout voisin se prépare une bouillie délicieuse : le chahleb. Sur les palmiers voisins piaillent les moineaux querelleurs ; la-haut, sur les terrasses, les coqs s'égosillent.

Cinq heures trente ; l'Angélus du matin s'envole du clocher de l'église ; les premiers rayons du soleil caressent les créneaux des murailles ; sur les pavés grincent les roues ferrées des premières charrettes ; une odeur d'huile chauffée erre dans l'air frais du matin; de la médina sortent les pauvres charretons de bois chargés de légumes ou de fruits et pourvus de l'inévitable balance Roberval ; lorsque l'heure sera venue leurs propriétaires vanteront bruyamment la qualité et le prix de leurs marchandises; à quelques coins de rues des fellahs drapés de laine sont accroupis, tels des pierres d'angle : devant eux des couffins remplis d'œufs.
A l'entrée de la mosquée, près de la porte des fidèles font leurs ablutions dans une vasque disposée à cet effet; d'autres boivent à même le robinet mural; du haut du minaret, une voix invite à la prière : "Allah est le plus grand" - "La prière vaut mieux que le sommeil" - "Entrez dans la félicité"; l'air embaume le café torréfié, le pain chaud, le beignet et le thé à la menthe. Un employé municipal s'affaire le long du trottoir : il marche, s'arrête, se courbe, soulève un couvercle, ouvre une vanne... et un ruisseau d'eau claire se met à courir le long du caniveau.

La rue de la République commence à s'animer
(CPA Gaulis n°163 - Col. Ch. Attard)

Peu à peu les boutiques se sont ouvertes, les auvents sont déployés, les marchandises, sorties, les carreaux, étals, étalages, garnis : pièces de viandes, théories de poissons frétillants, grands sacs de légumes secs, petits d'épices colorées, guirlandes de piments, de poulpes séchés, pyramides de pains : orge, semoule, farine, noirâtres, zébrés, mordorés, plats, arrondis, torsadés. Le quartier fleure bon de toutes ses nourritures terrestres.

Peint par Lucas Robiquet en 1927, un marché de Sfax.

Sept heures trente ; la foule est dense ; les uns font leur marché, vont, viennent, regardent, hument, soupèsent, discutent, marchandent, achètent; les couffins, peu à peu se remplissent ; d'autres se restaurent consommant ftaïrs, thé, café, limonade, legmi, citronnade, orgeat; les cafés regorgent de client, les rues de gens pressés : employés, ouvriers, dockers, hommes et femmes de ménage, écoliers, collégiens, petits cireurs, les yaouleds vendeurs de cigarettes à la pièce baguenaudent à la recherche de clients. A travers cette foule de piétons, une horde de cyclistes s'insinue à grand renfort de sonnettes; se frayant lentement un passage, de lourds chariots chargés de fûts, des charrettes de sacs, de scourtins ou de zebbla. L'atmosphère est bruyante : cris, appels, mise en garde, discussions animées, marchandages sans fin, conciliabules discrets, échanges de salutations sonores, conversations, objurgations pathétiques et... parfois même... injures !
Ainsi va la vie du quartier : sonore et parfumée.

Mais déjà s'exposent aux devantures carrelées des gargotes, couscous et tajines du midi. Les clients n'en sont jamais déçus car ces humbles restaurateurs, cuisiniers avisés et commerçants honnêtes ont tous à cœur l'entière satisfaction de leur clientèle, il semble que cela soit chez eux - juifs et musulmans réunis, une manière de devoir sacré.
La journée s'est écoulée; le soir descend ; dans les rues, après le flux matinal, le reflux vespéral et , avec lui, d'autres senteurs, prélude à d'autres saveurs : merguez, brochettes, côtelettes, bricks, grillades, salades et pour conclure zlabia, baklaoua, makroud, mentecao, ruisseaux de miel; car, dans ce vieux quartier peuplé de gens modestes, l'incertitude des lendemains attise la gourmandise comme un salut à la bonté du présent. Privilège de notre quartier, nulle part dans la ville moderne ne peut s'épanouir une telle symphonie culinaire et pour cause, là où règne la sécurité matérielle, l'imagination n'est pas la vertu première.
Et puis, l'Orient n'a-t-il pas été de tout temps le berceau des parfums et des goûts raffinés ? Les étoiles scintillent dans le velours du ciel. Du haut du minaret monte le dernier appel, le sixième. C'est la nuit; l'usine électrique scande son chant rythmé; quelque part des chats se querellent; au loin, un train siffle. Bab Diwan égrène les heures.
Partout la paix.