En continuant ma
promenade dans la ville bombardée, je
rencontre deux enceintes de remparts, durs
comme du fer et capables de résister à
une grosse artillerie. Les Arabes avaient
raison de mettre leur confiance dans ces
fortifications incroyables ; il faut
les avoir vues pour comprendre tout ce que
1 200 Arabes fanatiques ont pu en tirer.
Dans le palais du
gouverneur, situé au sommet de la ville
arabe, je trouve le commandant Gardarein
du 93e de ligne. Ce palais
est une petite merveille de décoration
orientale, et le commandant est loin de se
plaindre du quartier général qui lui est
échu en partage. En redescendant vers la
mosquée, toujours à travers les maisons
écroulées, j’assiste sous un vieux
porche, au conseil des notables, présidé
par un lieutenant colonel, entouré de
trente officiers.
Les notables ont obtenu
l’aman et ont traité sur l’Alma
avec Djellouli, le gouverneur beylical, qu’ils
avaient expulsé. Il a été entendu qu’avant
toute discussion, ils s’en iraient aux
quatre coins de la ville, par deux ou
trois, criant à leur coreligionnaires qu’il
y avait trêve et qu’ils pouvaient
sortir des caves sans danger pour leur
vie.
Il faut dire qu’un
avis semblable, lu par les interprètes, n’avait
produit aucun effet. Les officiers donnent
à chaque notable une garde de quatre
hommes, et voilà nos gens partis, criant
en arabe et invitant leur compatriotes à
sortir de terre. Aussitôt, par dix et par
quinze, les Arabes se dénichent. Plus d’un
jeune troupier demeure stupéfait, et
songe au nombre incalculable de coups de
fusil qui pouvaient encore sortir des
caves ! Tout ce monde avait passé
quatre jours sans manger ni boire, ce qui
n’est pas excessif pour un Arabe qui
fait la guerre sainte. Mais ils ne s’en
jetaient pas moins avec avidité sur les
tasses d’eau que les soldats leur
apportaient. Nos lignards sont ainsi
faits : après avoir fusillé avec
rage pendant la lutte, ils s’empressent
autour des blessés qui sortent de leur
repaire sur la foi des traités.
Il est probable que le
général Logerot viendra à Sfax
prochainement, pour se rendre compte de la
situation et décider certaines mesures d’occupation.
Aujourd’hui les troupes vont occuper la
ligne d’enceinte de la ville. On va
faire éclater les canons dont les
insurgés se servaient. On va raser les
murailles, trop élevées, et on va
attendre que les Sfaxiens viennent relever
leurs maisons, si tel est leur bon
plaisir. D’indemnités, il n’en sera
accordé qu’à la condition de les
prendre aux Arabes ; aussi la
contribution de guerre qui sera imposée
sera-t-elle probablement considérable.
Avec l’argent, on compensera les pertes
que le bombardement et les autres faits de
guerre auront fait subir aux Européens.
Un seul navire de
guerre étranger assistait à la prise de
Sfax, le Monarch, frégate
anglaise. Le commandant a été correct,
en apparence, après avoir, sur l’invitation
habile de son gouvernement, proposé tout
d’abord son concours belliqueux,
concours qui fut décliné.
Le commandant du Monarch
envoya, pendant l’action des escadres,
douze barriques d’eau fraîche à nos
hommes, ses médecins et ses ambulanciers
avec le pavillon blanc à croix rouge de
la convention de Genève. Il félicita,
après l’action, les officiers français
de son grade.
Pendant ma visite à
Sfax, j’ai rencontré ses marins, qui se
promenaient dans la ville. Sous prétexte
d’ambulance, ils … observent
philanthropiquement ce qui se passe.
En ce moment, la
population musulmane commence à
revenir ; elle se défie toujours un
peu mais cela passera. Les Arabes
insurgés sont toujours réfugiés dans
les jardins de Sfax qui ont six lieues d’étendue.
Il faudrait une armée pour les traquer,
mais il est probable que le terrible
châtiment que les Sfaxiens ont subi
pacifiera cette contrée.
La cause de la révolte
a été positivement le traité du Bardo,
que les Arabes refusent de reconnaître à
aucun prix.
On se figure sans doute
en France que Sfax est une petite ville,
un bourg fortifié, quelque village arabe
perdu sur la côte sud de la Tunisie.
Or il faut savoir que
Sfax était, après Tunis la ville la plus
importante de toute la Régence.
Rivalisant avec Tripoli pour le commerce
des huiles, des alfas, des plumes d’autruche,
des fruits et des froments, Sfax venant
avant Sousse, avant Monastir et avant
Mehdia, ces trois ports d’exportation de
la Tunisie, aussi inconnus des Parisiens
qu’ils sont fréquentés des trafiquants
méditerranéens, Grecs, Maltais,
Algériens et autres comme nous l’avons
vu plus haut.
Quinze mille habitants
aisés demeuraient à Sfax. Aujourd’hui,
ils commencent à revenir. Le colonel
Jamais les a autorisés à rentrer en
ville, mais à condition d’être
accompagnés de leurs femmes et de leurs
enfants : les célibataires sont
soigneusement écartés ; un conseil
d’examen préside à ce triage et siège
en permanence sur la place.
Il y a eu ce matin un
petit marché aux portes de la ville. On y
a vendu aux troupes et à l’escadre du
raisin et des volailles ; c’est le
commencement de la détente.
Un ordre du colonel
Jamais a prescrit hier la mise en
accusation, devant le conseil de guerre,
de tout soldat qui soustrairait un objet
des maisons aujourd’hui rouvertes.
Le vieux gouverneur de
la ville est toujours réfugié à bord de
l’Alma ; il rentrera en
ville demain, quand une centaine de
familles seront réintégrées. Celles qui
sont déjà revenues sont remises en
possession de leurs maisons, ou du moins
ce qu'il en reste : elles font en partie
la " popotte " avec
les troupiers, car il ne leur reste en
général pas une fourchette ni une tasse.
Tout a sauté en l’air ou s’est fondu
dans le feu.
Cette nuit, entre
minuit et une heure, il y a eu une
alerte : cent cavaliers de la plaine
environ sont venus attaquer les chameaux d’un
groupe de Sfaxiens, campés à proximité
de la ville et prêts à rentrer chez eux
au petit jour. Ces arabes vont sans doute
sur Gabès et ont besoin de moyen de
transport ; ils ont vigoureusement attaqué les Sfaxiens qui, tous armés,
se sont défendus. Nos grand’gardes ont
été à leur tour attaquées par les
cavaliers que les Sfaxiens avaient
repoussés, et des feux de salve bien
nourris en ont jeté bon nombre à terre.
Ces alertes nocturnes
ne discontinuent pas ; elles
entretiennent l’inquiétude du soldat,
car, chaque nuit, on entend des cops de
fusil autour de la ville. Nos troupes ont
construit près des remparts arabes des
tranchées en terre et des épaulements,
en cas de retour offensif d’Ali-ben-Kalifa,
le grand meneur de toute l’affaire de
Sfax, avec Ali-Chériff, l’ancien
commandant de la place.
Ces deux messieurs n’ont
pu être fusillés ; ils sont à 40
kilomètres de Sfax où ils consultent
évidemment les Arabes de la plaine.
Ali-Chériff est un ancien artilleur du
Bey ; on disait à Tunis qu’il
avait été à l’École
polytechnique ! Ce n’était qu’un
modeste artilleur arabe ignorant comme une
carpe, mais très chatouilleux de l’indépendance
des Tunisiens.
A Sfax, il était
commandant de place et comme tel,
préposé à la manœuvre des vieux canons
que j’ai décrits, quand le gouverneur
lui signifia le traité du Bardo. Il
refusa d’abord d’y croire, puis il
organisa la révolte méthodiquement et
patiemment.
La ville de Sfax a d’autant
mieux mérité son châtiment exemplaire
qu’elle a bien étudié son affaire
avant de s’y lancer.
On a trouvé plusieurs
fusils Martini déchargés dans les rues,
et un fusil Gras. Un capitaine du 93e
fouillait une maison, un Arabe saute sur
lui et, en français lui crie :
" qu’est-ce que tu veux toi
capitaine ? " L’officier
répond : " tu es
turco ? " " oui,
je suis turco ! " crie le
déserteur et aussitôt il est mis au mur
et fusillé.