Chapitre xxv
(4 et fin)

On manque de purifiants, ce qui fait craindre que le séjour des cadavres sous une couche de terre trop légère n’apporte aux troupes des émanations dangereuses.

Le sous-gouverneur a repris ses fonctions, en attendant que Djellouli ose reprendre les siennes. Ce fonctionnaire déjeunait hier devant moi avec une tasse d’eau et douze figues de barbarie. Le soldat n’a que le strict biscuit pour se sustenter jusqu’à présent, un peu de viande de temps en temps, et les adoucissements que les mercantis accourus en troupes serrées vendent horriblement cher.

Le malin serait le Parisien qui partirait aujourd’hui ou dans huit jours de Marseille, avec un navire chargé de conserves, de vin, de cognac, de saucissons, de harengs, de café, et d’appareils à fabriquer la glace : il ferait fortune en quinze jours au détriment de tous les mercantis sans sou ni maille, qui ne vendent que d’horribles drogues et des viandes pourries.

Le cuirassé l’Alma compte toujours à son bord une centaine de réfugiés, hommes, femmes, et enfants, qui redescendront à terre demain. Les officiers et les marins on fait tout leur possible pour adoucir le sort de ces exilés, sort singulièrement difficultueux à bord d’un navire de guerre. Les femmes étaient couchées d’un côté avec les enfants, les hommes de l’autre, et pendant quelques jours, avant l’arrivée du gros de l’escadre, on a un peu vécu de pain et d’eau claire.

La conduite du commandant Miot a été au-dessus de tout éloge, et les réfugiés n’ont eu qu’à se louer de son urbanité.

Je suis monté à bord de l’Alma. Le spectacle était curieux et triste à voir. Aujourd’hui, les souffrances sont oubliées de tous, et chacun va essayer de se remettre au travail. Cependant, la sécurité n’est pas grande, il faut que les six bataillons qui sont à Sfax restent à Sfax, et opèrent des mouvements en rase campagne, à dix kilomètres autour de Sfax.

Ces hommes, aujourd’hui complétés au nombre de trois mille environ, sont trop précieux pour qu’on les envoie à Gabès.

Si l’escadre va à Gabès, comme cela est dicté par les nécessités d’une répression exemplaire, l’amiral Garnault aura bien assez de ses douze cents marins des compagnies de débarquement, protégés, jusqu’à l’arrivée de troupes fraîches, tirées de France, par les canonnières des escadres.

On trouvera peut-être que j’ai beaucoup parlé des ruines pittoresques de Sfax bombardé, de nos jeunes troupiers, qui sont braves, de l’intrépidité des marins, qui sont toujours l’élite de la valeur française, de nos officiers des escadres ou de la ligne et pas du tout du consul Mattéi, qui a été la cause involontaire, je veux bien l’admettre, de toute cette affaire.

C’est que le consul Mattéi n’est nullement intéressant : il n’a jamais eu le bras cassé, il se porte comme le Pont Neuf.

L’affaire ne pouvait être éludée en soi, et la canonnade de Sfax était inévitable avec ou sans l’incapacité consulaire qui trônait sans contrôle dans cette cité arabe, loin, bien loin, de M. Roustan et M. Barthélemy de Saint-Hilaire. Mais il est fâcheux que les journaux aient fait un héros tragique de ce Consul.


vers prise
de Sfax

M. Mattéi a été la cause des évènements, mais non pas le héros qu’on a tant vanté dans les feuilles.

Le héros de Sfax a été M. Gau, employé du télégraphe, qui, comme l’employé légendaire des romans modernes, a télégraphié jusqu’au moment où l’insurrection brisait son fils à coups de sabre.

Telle a été la prise de Sfax.

Les arabes sont vraiment naïfs ! Ils n’ont jamais voulu croire, dans l’intérieur, à la prise de Sfax. Dans Kairouan même, ville sainte, où est enterré le barbier du Prophète, les marabouts la nient, se basant sur ceci qu’un projectile ne peut porter à plus de deux mille mètres, et que la rade de Sfax est inabordable par nos gros cuirassés.

A Sousse, un chef arabe m’a dit, à moi-même, que les Sfaxiens avaient été bombardés et forcés de reculer, mais que le 17, ils avaient repris leurs positions et conquis d’assaut à cheval, tous les vaisseaux de la flotte française.