Chapitre xxv
(2)

D'après les croquis des correspondants du journal "L'illustration".
 (L'illustration n°2007 du 6 août 1881- Coll. G. Bacquet)

Le colonel Jamais, qui commande maintenant la place sous les ordres du général Logerot, et en dehors de l’autorité des amiraux, occupe le premier étage d’une maison restée à peu près intacte.

Il a donné l’ordre de conduire à bord de l’Alma les notables Sfaxiens qui demandent à transiger et à discuter les conditions de la paix. Ces notables m’ont l’air d’être cossus ; l’un d’eux possède douze maisons dans Sfax. Ils disent que les insurgés les ont forcés de se mettre avec eux, ce qui est bien possible, mais ce qui n’est absolument pas certain.

Enfin, aujourd’hui, ils sont venus demander l’aman, l’éternel aman, et après avis du gouverneur Djellouli, réfugié à bord de l’Alma depuis quinze jours, on va le leur accorder.

Dans la ville arabe le spectacle est encore plus curieux et plus inattendu : chaque rue est encombrée de moellons et de morceaux de minaret tout entiers ; les soldats, pour se reconnaître dans ces dédales, ont donné aux rues les numéros de leurs régiments : rue du 92e, rue du 77e.


vers prise
de Sfax

J’arrive devant la mosquée, qui est fort belle ; elle est occupée par le bataillon du 77e, commandant Sartor, un bon Lorrain, dur à cuire, comme tous les Messins de Metz en Lorraine. Rien de singulier comme l’aspect de cette mosquée immense, aux voûtes soigneusement blanchies, aux colonnes de marbre, et sur les nattes de laquelle les troupiers ont établi leur domicile. Il n’y a pas mal de loustics dans ce bataillon, qui est arrivé en droite ligne de la caserne du faubourg Poissonnière. Aussi peut-on admirer les militaires qui font la soupe habillés en grands prêtres, avec des robes invraisemblables et des calottes de toutes couleurs. Le turban vert et le drapeau du prophète servent de ceintures à nombres de cuisiniers. Six cents hommes sont logés là-dedans comme des princes ; aussi est-ce avec douleur qu’ils apprennent de leurs officiers que demain on rendra la mosquée au culte des Sfaxiens qui auront réintégré leurs domiciles, bien démolis au surplus.
Les quatrièmes bataillons des 92, 93 , 77, 136 et 137e de ligne rapporteront en France quelques bibelots provenant de la prise de Sfax ; plus d’un troupier a mis dans son sac un fichu de soie ou des pantoufles brodées pour sa payse ; mais, malheureusement, le sac du soldat est lourd et déjà rempli par les objets nécessaires. Il faudra s’en aller à Gabès par étapes, et alors, adieu les souvenirs de Sfax !

J’ai ramassé dans la mosquée un Koran que je garderai précieusement dans ma bibliothèque. Il est d’autant plus précieux que je l’ai pris dans celle du marabout.

Ce marabout a été tué dans sa mosquée, poussant des cris de mort contre les chrétiens et excitant ses coreligionnaires à la résistance, alors que, déjà, la ville était prise.

Il paraît que les Sfaxiens s’étaient préparés à cette guerre des maisons, car c’est ainsi qu’ils nous ont tué du monde.

Les pertes que nous avons subies peuvent se décomposer ainsi :

Marins : tués : 13 ; blessés : 26 (transportés à l’ambulance à bord de la Sarthe).

Troupes de ligne : tués : 25 ; blessés : 80.

Total pour les différentes armes : 38 morts et 106 blessés.

Parmi les morts, il faut compter M. Léonce Léonnec, aspirant de Marine, parent de Paul Léonnec, le dessinateur du Journal amusant. M. Léonnec , frappé de deux coups de feu en entrant à la Kasbah, est mort de ses blessures le surlendemain. On l’a enterré solennellement dans le cimetière européen de Sfax. La cérémonie religieuse avait lieu à bord de l’Alma, où servait le jeune aspirant ; puis une seconde cérémonie, sur laquelle je reviendrai, avait été célébrée dans la mosquée, par le curé catholique de Sfax, un Maltais. Et sur la tombe, devant les états majors assemblés, l’amiral Conrad a prononcé un discours émouvant, rappelant la bravoure de ce jeune homme, sorti d’une condition humble, seul soutien de sa vieille mère, et racontant sa mort, qui a été celle d’un brave enfant de la France.

A propos de la Kasbah, il faut dire que, contrairement à ce qu’on croyait , elle n’était point défendue par une garnison. Lorsque les torpilles en eurent détruit la porte massive, soigneusement fermée, on ne trouva dans l’intérieur qu’un Arabe, qui se mettait en devoir de faire sauter la poudrière. Séance tenante il fut passé par les armes, et un grand malheur put être évité.


texte prise