Chapitre xxv
Les Français à Tunis de Pierre Giffard
(1853-1922) 
Éditions de Paris : V. Havard, 1881 "Voyages en Afrique" 

J’ai passé aujourd’hui toute la journée dans les ruines encore fumantes et brûlantes de Sfax.

Le Bombardement a eu lieu avant-hier 16 juillet, et on arrache encore les Arabes des caves où ils se sont réfugiés, pendant que ceux-ci tirent des coups de fusils sur les Européens qui passent. Jamais personne ne reverra ce que les rares voyageurs du "Dragut" viennent de voir dans cette étrange journée.

Les bulletins officiels diront comment le Colbert, le Trident, la Reine-Blanche, l’Alma, le Galissonnière, le Friedland, la Surveillante et les canonnières ont opéré le bombardement de Sfax et protégé le débarquement des troupes. De l’aveu de tous les témoins, ce bombardement mémorable, qui a duré à pleine volée pendant deux heures, le samedi 16 juillet, rappelait les plus effrayants spectacles du genre, y compris la canonnade nocturne de Cherbourg servie à M. Grévy par les mêmes cuirassés de l’amiral Garnault, il y a juste un an.

l'escadre française tire sur les remparts de Sfax.
Gravure présentée dans le journal  "The Illustration" (collection Ch. Attard)

Ce fut une grêle de feu, un fracas de détonations, un embrasement du ciel par les obus de 187 kilos, qui saisit d ‘admiration les officiers et les matelots restés à bord de l’escadre, tandis qu’il inspirait une crainte instinctive aux trois mille hommes de débarquement empilés sur des chalands, et pardessus les têtes de qui passait toute cette mitraille diabolique.

D'après les croquis des correspondants du journal "L'illustration".
(L'illustration n°2007 du 6 août 1881- Coll. G. Bacquet)

La ville de Sfax, pendant ce temps-là, brûlait et sautait, non sans difficulté, car les murs en sont terriblement durs, et plus d’un obus traversait les maisons sans les endommager gravement.

Les Arabes appelaient la ville " Sfax la forte ", et non sans raison, car évidemment, si des forces européennes avaient défendu cette place, il eut fallu dix jours et vingt mille hommes pour l’emporter.

Les trois compagnies de débarquement les plus importantes, celles du Colbert, de l’Alma et de la Reine-Blanche, étaient commandées par les capitaines de vaisseau qui sont les commandants de ces bâtiments : MM. Marcq de Saint Hilaire, Miot et de Marquessac ; des lieutenants de vaisseau, des enseignes et des aspirants complétaient les cadres et conduisaient énergiquement ces 1 500 marins. Les 1200 hommes d’infanterie commandés par le colonel Jamais, envoyé de Rouen à Sfax uniquement dans ce but, s’approchaient du rivage sur les chalands du transport la Sarthe. Le contre amiral Conrad dirigeait l’ensemble sous les ordres du vice-amiral Garnault.

Pendant ce temps, les Arabes qui défendaient la ville, au nombre de 3 500 à 4 000, s’enfuyaient dans les jardins inexpugnables de Sfax où ils étaient et sont encore, et les seuls fanatiques, estimés à 1 200 restaient pour se défendre corps à corps aussitôt que leurs batteries rasantes armées de vieux canons seraient aux mains des assaillants.

L’amiral Garnault, placé près du rivage, sur le Desaix, fait signe de cesser le feu à huit heures, et aussitôt les gros canons et les canonnières se taisent. La ville flambe.

C’était le moment de s’emparer de la batterie rasante et de la Kasbah, situées l’une à droite, l’autre à gauche de la ville, toutes deux au bord de la mer.

Le débarquement s’opère sous une grêle de balles, que les insurgés tirent à vingt mètres. Les officiers de terre et de mer enlèvent alors leurs troupes, et une charge meurtrière commence dans une tranchée, profonde de deux mètres et protégée par de grosses balles d’alfa, où les Arabes se sont embusqués.

Prise de la tranchée entre les balles d'Alfa d'après Dick de Lonlay.
(Dessin de Dick de Lonlay, extrait de son ouvrage "En Tunisie, sept mois de campagne"
L'édition de Paris : E. Dentu, 1882 "Voyages en Afrique" - Coll. Ch. Attard)

La première compagnie du 92e de ligne, capitaine Bouringuer, s’empare alors de la tranchée dans un combat corps à corps des plus brillants. Son lieutenant, M.  Marchand, et son sous-lieutenant, M. Dailly, tombent grièvement blessés ; six homme et bientôt dix sept sont mis hors combat, tandis que les Arabes de la tranchée ont perdu trente sept hommes en un clin d’œil. Les jeunes soldats du 92e, qui viennent de la Manouba, sont dignes de leurs aînés, et tout le monde s’attend à Sfax, à voir la compagnie du 92e mise à l’ordre du jour de l’armée.

Pendant que les fantassins accomplissent ce fait d’armes, les marins placés plus à droite sur la plage se ruent comme de véritables tigres sur la batterie rasante, qu’ils escaladent sans faiblir, toujours perdant du monde et toujours en abattant les Arabes. Sans hésitation, un quartier maître du Trident arrive sur le sommet de la redoute et y plante le pavillon de son canot, qu’il avait emporté sans mot dire. Le pavillon est criblé de balles et le quartier maître tombe raide mort, victime des traditions de la vieille France :

L'assaut représenté de manière assez naïve 
sur une image des chocolats Suchard.
(Coll. Ch. Attard)

Il est aussitôt remplacé par dix autres que canardent les Arabes du haut de leurs remparts envahis. Cinq cent marins ont tourné la redoute, et la batterie rasante est prise. On fusille un lot d’insurgés qui cherchent à fuir, et les troupes sont maîtresses de la place dans toute sa longueur.

La guerre des rues commence alors : en effet, au premier moment d’effroi, beaucoup d’Arabes se sont réfugiés dans leurs caves, et de là, ils tirent à coups redoublés sur la 136e, sur le 71e, et sur le 93e qui, croyant la ville ouverte, s’avançaient rapidement vers le sommet des rues, qui vont toutes en pente vers la mer. Les soldats, frappés par derrière, commencent à tomber en assez grand nombre.

On fouille alors les maisons une à une ; on y fusille tout ce qu’on trouve les armes à la main, et une véritable chasse à l’Arabe commence dans Sfax déserte, pour se continuer trois jours encore. L’officier torpilleur de la Reine-Blanche, M. Debrem, lieutenant de vaisseau, dont le concours a été des plus précieux, est chargé de faire sauter avec du fulmicoton des pâtés de maisons où les Arabes se défendent à outrance. Ce procédé expéditif terrifie ceux qui ne sont pas écrasés, mais ils n’implorent aucun pardon. La défense de Sfax par les Arabes a été héroïque, autant que le bombardement et l’assaut par nos troupes ont été dignes des plus beaux faits d’armes de l’armée d’Afrique.

Il ne faut pas s’y tromper, la prise de Sfax est un fait de guerre autrement important que tout ce qui s’est passé en Tunisie jusqu’à cette date.

Je suis descendu à terre avec les officiers. Les Européens étaient encore consignés à bord des vaisseaux de guerre où ils s’étaient réfugiés, car la prise de Sfax n’était pas terminée ; on continuait à faire sauter les maisons et à en déloger les insurgés.

Jamais je n’oublierai cette journée passée au milieu de l’incendie et des démolitions. La ville est en ruines littéralement et de toutes parts, ce ne sont que trous énormes, brèches béantes, produites par les obus de quinze navires tirant sans désemparer.

D'après les croquis des correspondants du journal "L'illustration".
("L'illustration" n°2007 du 6 août 1881 - Coll. G. Bacquet)

Je parcours successivement la batterie rasante, dont les vieux canons, du temps de Louis XVI, ont été encloués (1)  par nos marins. Un détachement d’artillerie l’occupe ; je visite aussi la tranchée de défense, d’où une forte odeur cadavérique commence à s’échapper. Il y a là, en effet, trente sept corps d’Arabes tués sur les balles d’alfa et qu’on a enterrés, à quelques centimètres dans la tranchée même.

Dès que j’ai franchi la porte de la ville, qui est réduite en miettes par les torpilles, l’aspect général devient plus sombre. Les soldats du 93e de ligne et du 77e sont campés dans les ruines du quartier européen, qui forme la partie basse de Sfax. On marche sur les étoffes, sur les meubles brisés, sur les registres de comptabilité, sur les ustensiles les plus divers, que les explosions ont violemment projetés avec les décombres ; les soldats sont noirs de poudre ; ils montent la garde deux par deux, et de vingt pas en vingt pas, pendant que les officiers et les sous-officiers visitent les maisons avec des pelotons de dix hommes, fouillent les caves, et barricadent ensuite les portes, en écrivant dessus le mot "visité".

(1) opération qui consistait à bloquer toute mise à feu, par l’entrée en force d’un gros clou dans la lumière des canons.