" La Tunisie " par Gaston Vuillier,
Chapitre X (1896).

Si vous allez à Sfax, n’oubliez pas de vous diriger vers la grande mosquée le vendredi à une heure du soir. L’assemblée des croyants est si nombreuse ce jour-là que le sanctuaire ne peut les contenir tous. Vous verrez à l’extérieur, sur des banquettes en maçonnerie, tout un contour de fidèles. Et la gravité ou le caractère des visages, la richesse du costume, le recueillement de cette foule vous surprendront.

Un derviche au turban rouge, au manteau vert, à la barbe blanche comme la neige passait et repassait autour de la mosquée devant le peuple en prière.

" Oh ! Croyants, mes frères, disait-il, sachez que nous sommes dans le bien et que nous en rendons grâce à Dieu. Il est le maître de faire tout ce qu’il lui plaît ; que le salut accompagne Mahomet son envoyé ! "

On n’entendait que sa voix répétant l’invocation et par les portes grandes ouvertes de la mosquée, dans l’ombre des arceaux, des silhouettes blanches se prosternaient ou se dressaient et les manteaux s’agitaient comme de grandes ailes.

" Il est maboul ", me disait un Juif avec lequel je m’entretenais. Un Maure qui passait s’écria : " Ne l’écoute pas, roumi, c’est un saint et non un fou ".

Le Juif s’esquiva.

 " Vois-tu, continua-t-il en regardant dédaigneusement l’autre s’en aller, l’esprit de Dieu est avec cet homme et il ne peut le supporter. Si tu es allé à Tunis, tu as remarqué une tombe au milieu du souk des selliers ; tous les vendredis, jour sacré pour nous, on plante des drapeaux sur la sépulture et les passants baisent leurs plis. C’était un saint aussi, celui qui est enterré là-bas, et les étrangers le prenaient pour un fou. Nous autres, nous respectons ces hommes que l’esprit de Dieu visite et, comme ils sont incapables de gagner leur vie, nous leur reconnaissons le droit de prendre leur nourriture dans les étalages des marchands ".

Et tandis que je quittais les abords de la mosquée, la voix du derviche se faisait toujours entendre. Maintenant il parlait avec une volubilité extrême.

Le Juif qui n’était pas allé loin m’attendait.

" Mais qu’a donc ce fou maintenant, regarde comme il s’agite : un rassemblement vient de se former autour de lui… Dis-moi ce qu’il raconte. "

" Il parle de la guerre, sidi, il répète toujours la même chose. On dit qu’il devint subitement fou durant le bombardement de Sfax par les Français et depuis il vit dans le souvenir des événements qui lui firent perdre la raison ".

Et le Juif me traduisait les discours du maboul que je voyais redressant la taille, faisant de grands gestes, et comme nous nous étions rapprochés j’entendais distinctement sa voix.

" O mes frères, disait-il, le temps de gloire est passé. Allah abandonne son peuple, voici le soleil qui se lève tout rouge dans une mer de sang ! Les giaours sont venus par la mer avec leurs vaisseaux de feu : les voici qui s’avancent comme les tourbillons de sable du Sahara. On entend beugler les chameaux et les bœufs… On entend hennir les chevaux… Les escadrons fondent sur nous, les armures lancent des étincelles.

Les vaillants Kroumirs les attendaient dans leurs montagnes, mais pleurez mes frères, la ruine de l’Islam commence, les forêts brûlent, les champs sont ravagés, les troupeaux, les femmes, les enfants sont la proie de l’infidèle.

Louange à Dieu qui fait mourir et qui fait vivre !

La nuée de feu s’avance, saisissez les longs fusils, les yatagans, les pistolets, mettez vos éperons. Guerriers et goums, suivez vos étendards. En avant !... Les Ulémas, à Kairouan, prêchent la guerre sainte du haut des minarets, le monde musulman s’agite, le sultan envoie des bataillons de Tripoli. L’espoir renaît, on va chasser l’infidèle. Écoutez, maintenant : on a scié les grands poteaux qui portent la pensée le long des routes, car les chrétiens se parlaient avec des fils d’un bout du monde à l’autre. Guerre aux giaours ! Sans le vaisseau de feu, plein de canons comme un fort qu’on voit près du rivage, tous seraient égorgés à Sfax ! Les tribus étaient avec nous et jusque dans les profondeurs du désert on attendait le signal. Et comme l’heure allait sonner… Oh ! Croyants, mes frères, sachez que nous sommes dans le bien et que nous en rendons grâce à Dieu. Il est le maître de faire tout ce qu’il lui plaît, que le salut accompagne Mahomet son envoyé ! Et comme l’heure allait sonner, la mer se couvrit d’une nuée de grands vaisseaux de feu, grands comme des forteresses, tout noirs, vomissant la fumée, hérissés d’armures, semblables à des monstres. Le lendemain une pluie de fer et de feu tomba sur la ville, les murailles s’écroulaient, la terre et le ciel retentissaient de grondements terribles, comme si la fin du monde arrivait. O mes frères, la colère céleste nous châtie, voici les jours noirs, vous ne possédez plus rien, c’est la honte éternelle !... Et pendant que cette pluie de fer et de feu nous écrasait, des barques chargées de soldats approchaient du rivage. Louange à Dieu qui ressuscite les morts ! Dieu seul est éternel ! Mourez, on ne dira pas : ils ont fui !... Mourez, vous vivrez encore…Beaucoup de nos guerriers sont morts ce jour-là. Ils vivront… L’armée des infidèles était sur le sable du rivage, mais on se défendait en dehors des remparts, et les tribus approchaient pour se joindre à nous. Les bateaux vomissaient du feu, ô honte, mes frères, il fallait fuir… Alors, sous le fer des canons les portes de la ville s’abattirent, et l’infidèle entra… C’était écrit, ô mes frères. On fit le siège des maisons. Nous luttâmes corps à corps, mais le soir le drapeau français remplaçait l’étendard de l’Islam sur la Kasbah !... Le temps de gloire est passé, ô Musulmans : où sont nos guerriers, où sont nos goums, où sont nos étendards ? La colère céleste les a dispersés. Louange à Dieu qui ressuscite les morts ! Dieu seul est éternel ".

Le derviche ne parlait plus, il s’en allait maintenant à travers la foule qui s’ouvrait respectueusement sur son passage.

Je dis alors au Juif : " L’Arabe avait un peu raison, tout à l’heure, car ce n’est pas un maboul, mais ce n’est pas non plus un saint. C’est un illuminé et peut-être un fanatique qui pourrait devenir dangereux en certaines circonstances. J’ai vu ce matin un vrai maboul par les rues, il s’en allait demi nu, le corps déjeté, les yeux atones, la bouche ouverte et baveuse ".

Et je pensais aux vêpres siciliennes, à Jean de Procida simulant la folie et allant de ville en ville pour avertir les conjurés de l’heure du massacre.

" Vois-tu me répondit le Juif, à voix basse, je pense comme toi, mais nous n’osons pas tout dire nous autres, tu sais bien "…