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Si vous allez à Sfax, n’oubliez
pas de vous diriger vers la grande mosquée le vendredi à une heure du
soir. L’assemblée des croyants est si nombreuse ce jour-là que le
sanctuaire ne peut les contenir tous. Vous verrez à l’extérieur, sur
des banquettes en maçonnerie, tout un contour de fidèles. Et la
gravité ou le caractère des visages, la richesse du costume, le
recueillement de cette foule vous surprendront.
Un derviche au turban rouge, au manteau vert, à la barbe blanche comme
la neige passait et repassait autour de la mosquée devant le peuple en
prière.
" Oh !
Croyants, mes frères, disait-il, sachez que nous sommes dans le bien et
que nous en rendons grâce à Dieu. Il est le maître de faire tout ce
qu’il lui plaît ; que le salut accompagne Mahomet son
envoyé ! "
On n’entendait que sa
voix répétant l’invocation et par les portes grandes ouvertes de la
mosquée, dans l’ombre des arceaux, des silhouettes blanches se
prosternaient ou se dressaient et les manteaux s’agitaient comme de
grandes ailes.
" Il est maboul ",
me disait un Juif avec lequel je m’entretenais. Un Maure qui passait s’écria :
" Ne l’écoute pas, roumi, c’est un saint et non un
fou ".
Le Juif s’esquiva.
" Vois-tu,
continua-t-il en regardant dédaigneusement l’autre s’en aller, l’esprit
de Dieu est avec cet homme et il ne peut le supporter. Si tu es allé à
Tunis, tu as remarqué une tombe au milieu du souk des
selliers ; tous les vendredis, jour sacré pour nous, on plante des
drapeaux sur la sépulture et les passants baisent leurs plis. C’était
un saint aussi, celui qui est enterré là-bas, et les étrangers le
prenaient pour un fou. Nous autres, nous respectons ces hommes que l’esprit
de Dieu visite et, comme ils sont incapables de gagner leur vie, nous
leur reconnaissons le droit de prendre leur nourriture dans les
étalages des marchands ".
Et tandis que je quittais
les abords de la mosquée, la voix du derviche se faisait toujours
entendre. Maintenant il parlait avec une volubilité extrême.
Le Juif qui n’était
pas allé loin m’attendait.
" Mais qu’a
donc ce fou maintenant, regarde comme il s’agite : un
rassemblement vient de se former autour de lui… Dis-moi ce qu’il
raconte. "
" Il parle de
la guerre, sidi, il répète toujours la même chose. On dit qu’il
devint subitement fou durant le bombardement de Sfax par les Français
et depuis il vit dans le souvenir des événements qui lui firent perdre
la raison ".
Et le Juif me traduisait
les discours du maboul que je voyais redressant la taille, faisant de
grands gestes, et comme nous nous étions rapprochés j’entendais
distinctement sa voix.
" O mes
frères, disait-il, le temps de gloire est passé. Allah abandonne son
peuple, voici le soleil qui se lève tout rouge dans une mer de
sang ! Les giaours sont venus par la mer avec leurs vaisseaux de
feu : les voici qui s’avancent comme les tourbillons de sable du
Sahara. On entend beugler les chameaux et les bœufs… On entend hennir
les chevaux… Les escadrons fondent sur nous, les armures lancent des
étincelles.
Les vaillants Kroumirs
les attendaient dans leurs montagnes, mais pleurez mes frères, la ruine
de l’Islam commence, les forêts brûlent, les champs sont ravagés,
les troupeaux, les femmes, les enfants sont la proie de l’infidèle.
Louange à Dieu qui fait
mourir et qui fait vivre !
La nuée de feu s’avance,
saisissez les longs fusils, les yatagans, les pistolets, mettez vos
éperons. Guerriers et goums, suivez vos étendards. En avant !...
Les Ulémas, à Kairouan, prêchent la guerre sainte du haut des
minarets, le monde musulman s’agite, le sultan envoie des bataillons
de Tripoli. L’espoir renaît, on va chasser l’infidèle. Écoutez, maintenant : on a scié les grands poteaux qui portent la
pensée le long des routes, car les chrétiens se parlaient avec des
fils d’un bout du monde à l’autre. Guerre aux giaours ! Sans
le vaisseau de feu, plein de canons comme un fort qu’on voit près du
rivage, tous seraient égorgés à Sfax ! Les tribus étaient avec
nous et jusque dans les profondeurs du désert on attendait le signal.
Et comme l’heure allait sonner… Oh ! Croyants, mes frères,
sachez que nous sommes dans le bien et que nous en rendons grâce à Dieu. Il est le maître de faire tout ce qu’il lui plaît, que le
salut accompagne Mahomet son envoyé ! Et comme l’heure allait
sonner, la mer se couvrit d’une nuée de grands vaisseaux de feu,
grands comme des forteresses, tout noirs, vomissant la fumée,
hérissés d’armures, semblables à des monstres. Le lendemain une
pluie de fer et de feu tomba sur la ville, les murailles s’écroulaient,
la terre et le ciel retentissaient de grondements terribles, comme si la
fin du monde arrivait. O mes frères, la colère céleste nous châtie,
voici les jours noirs, vous ne possédez plus rien, c’est la honte
éternelle !... Et pendant que cette pluie de fer et de feu nous
écrasait, des barques chargées de soldats approchaient du rivage.
Louange à Dieu qui ressuscite les morts ! Dieu seul est
éternel ! Mourez, on ne dira pas : ils ont fui !...
Mourez, vous vivrez encore…Beaucoup de nos guerriers sont morts ce
jour-là. Ils vivront… L’armée des infidèles était sur le sable
du rivage, mais on se défendait en dehors des remparts, et les tribus
approchaient pour se joindre à nous. Les bateaux vomissaient du feu, ô
honte, mes frères, il fallait fuir… Alors, sous le fer des canons les
portes de la ville s’abattirent, et l’infidèle entra… C’était
écrit, ô mes frères. On fit le siège des maisons. Nous luttâmes
corps à corps, mais le soir le drapeau français remplaçait l’étendard
de l’Islam sur la Kasbah !... Le temps de gloire est passé, ô
Musulmans : où sont nos guerriers, où sont nos goums, où sont
nos étendards ? La colère céleste les a dispersés. Louange à
Dieu qui ressuscite les morts ! Dieu seul est éternel ".
Le derviche ne parlait
plus, il s’en allait maintenant à travers la foule qui s’ouvrait
respectueusement sur son passage.
Je dis alors au
Juif : " L’Arabe avait un peu raison, tout à l’heure,
car ce n’est pas un maboul, mais ce n’est pas non plus un saint. C’est
un illuminé et peut-être un fanatique qui pourrait devenir dangereux
en certaines circonstances. J’ai vu ce matin un vrai maboul par les
rues, il s’en allait demi nu, le corps déjeté, les yeux atones, la
bouche ouverte et baveuse ".
Et je pensais aux vêpres
siciliennes, à Jean de Procida simulant la folie et allant de ville en
ville pour avertir les conjurés de l’heure du massacre.
" Vois-tu me répondit le Juif,
à voix basse, je pense comme toi, mais nous n’osons pas tout dire
nous autres, tu sais bien "…
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